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NINFA FLUIDA

Dans les plis de la peinture / Tristan Trémeau

 

« Dans quelque civilisation qu'elle naisse, de quelques croyances, et quelques motifs, de quelques pensées, de quelques cérémonies qu'elle s'entoure, et lors même qu'elle paraît vouée à autre chose, depuis Lascaux jusqu'à aujourd'hui, pure ou impure, figurative ou non, la peinture ne célèbre jamais d'autre énigme que celle de la visibilité »

(Maurice Merleau-Ponty, L'œil et l'esprit, Paris, Gallimard, 1964)

 

Lors de ma première visite de l'atelier de Benjamin Ottoz, nous est apparu une madeleine commune, la saveur poétique et l'acuité sensorielle des écrits phénoménologiques du philosophe français Maurice Merleau-Ponty sur la peinture, sur l'expérience de la vision du point de vue du peintre comme du regardeur, sur l'énigme de la visibilité et sur la part tactile dans l'approche du visible. Il n'est pas une moindre évidence que la peinture d'Ottoz se propose comme une énigme visuelle. Un effet d'image semble s'imposer au prime abord, dans l'éclat graphique ou la fluidité chromatique de motifs de plis, semblables à des ensembles minéraux ou cristallins ou à des drapés mouillés et sensuels. Cet effet est ensuite déjoué par l'enquête oculaire que nous ne nous privons pas d'exercer en nous approchant des surfaces, en les scrutant jusque dans les moindres détails, de loin, de près, de face, de biais... Alors le poudroiement de l'acrylique pulvérisée se révèle, alors les réserves du papier se manifestent ponctuellement, alors les rapports dramatiques de contrastes et de reliefs perçus de loin s'estompent dans les dégradés de tons et la planéité de la surface.

 

Si la qualité de peinture sur papier se révèle progressivement au regard, demeure toutefois un trouble quant à l'identité de ce que nous percevons. La facture des tableaux, ainsi que l'expérience optique que nous en avons, de près et de loin, de face comme de biais, nous renvoient autant au pictural qu'à l'empreinte et au sculptural. Le motif des plis y est pour beaucoup. Non pas tant le motif au sens d'un sujet représenté que dans le sens de ce qui a motivé l'ensemble des œuvres d'Ottoz depuis dix ans et un accident d'atelier : reconnaître, saisir et prolonger ce que le hasard avait opéré comme miracle pictural, quand de la peinture pulvérisée sur une sculpture avait débordé sur un support froissé, lequel, une fois aplati et marouflé au mur, s'était imposé à l'artiste comme une véritable épiphanie. De spectateur de cet événement pictural, Benjamin Ottoz est devenu opérateur de son déploiement dans ses ensembles de tableaux depuis 2014, expérimentant différentes façon de modeler et de sculpter la surface du papier texturé, du froissé au gondolé, en passant aujourd'hui par le métissage de ces deux manipulations du support, ainsi que différents angles, frontaux et latéraux, de pulvérisation de la peinture sur les reliefs. L'opération d'aplanissement par marouflage, par laquelle s'achève chaque processus de production à la forme des œuvres, est le moment déterminant qui provoque in fine le trouble optique — qui est aussi un délice sensuel — dans l'identification même du médium pour les regardeurs. L'aplanissement du relief, accompagné par l'estompage des contrastes dû à la pulvérisation de la peinture (et donc à sa volatilité), provoque un effet d'empreinte, de transfert ou de révélation, qui renvoie plus à l'estampe (par exemple au monotype) ou à des procédés photographiques avec ou sans appareil (par exemple le photogramme) qu'à la peinture.

 

L'excitant paradoxe de cette peinture se situe bien là : tandis que tous les processus de production à la forme des tableaux sont visibles, ces derniers pouvant apparaître comme des documents visuels de leur processus de création (des manipulations du support à son aplanissement, en passant par la pulvérisation de la peinture), leurs qualités immanentes nous feraient quasiment croire en leurs dimensions acheiropoïètes— littéralement « non faites de la main de l'homme », c'est-à-dire miraculeuses. On touche là à une des grandes aspirations mythiques de nombreux peintres : être opérateur et premier spectateur d'un événement visuel, d'une vision qui leur échappe en partie et au service de laquelle ils se mettent. Ce n'est pas pour rien que lors des discussions que nous avons eues dans son atelier, Benjamin Ottoz ait évoqué Claude Monet et Eugène Leroy, deux peintres qui aspiraient à vivre la peinture comme un jardin, ou mieux, un humus. Ainsi le traduisait avec délice le poète et peintre futuriste ukrainien David Bourliouk en 1913, à propos des Cathédrales de Rouen de Monet (qui sont une inspiration majeure de la démarche d'Ottoz) : « Là, tout près, sous la vitre, poussaient des mousses, mousses délicatement colorées de tons subtilement orangés, lilas, jaunes ; il semblait (et il en était en réalité ainsi) que la couleur avait les racines de leurs fibrilles — fibrilles qui s'étiraient vers le haut à partir de la toile, exquises et aromatiques ».

 

Certes, les œuvres de Benjamin Ottoz ne présentent aucun rapport avec celles de Claude Monet et d'Eugène Leroy sur le plan de la facture, néanmoins un même état d'esprit d'accueil, de reconnaissance et d'accompagnement de l'évènement pictural l'anime[1]. D'abord monochromes puis bichromes, ses tableaux se présentent par ailleurs désormais comme polychromes, dans la continuité des peintures sur pierres (Fragments), exposées en 2022 à la Galerie La peau de l'ours (Pierre Papier Peinture). Ceci accroît en complexités chromatiques et en qualités haptiques les effets picturaux qui habitent les surfaces préalablement pliées, entre hasard aventureux et maîtrise protocolaire des outils. Ces dernières œuvres sur papier dialoguent enfin, dans l'actuelle exposition, avec de nouveaux volumes en polystyrène peints qui, découpés et fragmentés, évoquent et travaillent d'autres dimensions sensorielles et imaginaires, renvoyant à l'expérience du paysage et convoquant la mémoire de la peinture impressionniste.

 

Ce qui frappe dans les œuvres de Benjamin Ottoz est leur capacité à la fois à saisir et à retenir le regard, à susciter en nous une lente et profonde maturation réflexive et sensible de l'expérience esthétique qu'elles suscitent, de par leur ambiguïté et le trouble sensoriel qu'elles génèrent. Face à ces plis qui nous émeuvent par une sensualité, si ce n'est d'une érotique, des flux et des mouvements qui ont accompagné les processus de création des tableaux, nous sommes à notre tour émus et portés par ces « mouvements du désir » ou ces « effets de fluidification généralisée » dont parle l'historien de l'art Georges Didi-Huberman dans son livre Ninfa fluida. Essai sur le drapé désir[2], et qui nourrit l'imaginaire des dernières œuvres et de cette exposition d'Ottoz.

 

Tristan Trémeau est critique d'art, commissaire d'exposition, docteur en histoire de l'art contemporain et professeur à l'Académie royale des beaux-arts de Bruxelles et à l'École supérieure d'art et de design de Tours.

 

[1]Les filiations artistiques ne sont pas qu'affaires de facture et de style, loin de là. Ainsi, puisqu'il en est question ici, Leroy était-il fasciné par Malévitch, qui lui-même admirait les Cathédrales de Monet et qui écrivit, à la suite de Bourliouk, des phrases assez semblables à leur sujet.

[2]Le livre a paru aux éditions Gallimard, à Paris, en 2015.

Anthony Spiegeler

Dans le cadre de l'exposition : Ninfa Fluida - Histoires de plis

Galerie Native - Bruxelles 2017

 

Le sensible n’est pas simple apparence.

 

« La mélancolie est l’illustre compagnon de la beauté ; elle l’est si bien que je ne peux concevoir aucune beauté qui ne porte en elle sa tristesse. » Cette assertion de Charles Baudelaire, représente à elle seule l’impression d’inquiétante beauté qui émane des œuvres de Benjamin Ottoz. Deux siècles séparent cette poésie romantique des pliages quasi abstraits qui nous animent ce soir ; pourtant, pour l’un comme pour l’autre, l’objectif est commun : révéler l’indicible, traduire — sous la forme d’un spleen mystérieux — l’une des nombreuses perceptions du monde.  

 

Le renvoi au courant romantique du XIXe siècle n’est pas anodin, il nous offre pour quelques minutes la possibilité de changer d’optique, de passer d’une culture de l’immédiat, de la gratification instantanée, à une lecture inductrice de rêverie et de questionnement. Depuis 2014, le programme de l’artiste consiste en une dérive ayant pour principal objet de lever le voile du mystère à l’aide d’une magie visuelle ; montrer l’au-delà et l’en-deçà. En d’autres mots, il s’agit ici d’affirmer que le sensible n’est pas une simple apparence. Ottoz se concentre sur la « présence absente » qu’il transforme, dans l’atelier, en composition quasi fantomatique. Dans une logique matérialiste, il laisse les indices de son passage, affirme une sorte d’état antérieur, un précédent. Pour ce faire, il confère à ses œuvres une immanence radicale qui a pour conséquence de muer le papier tant en acteur qu’en scène. Cette impression est renforcée à l’aide d’un vocabulaire pictural qui puise ses fondements dans la mélancolie et la nostalgie ; il transite en quelque sorte du présent — l’action sur le papier — à la valorisation du passé, de l’empreinte et des traces. En touchant au matérialisme, de la plasticité de l’acrylique à l‘organicité des papiers, l’artiste donne à voir plusieurs temporalités. Cette imprégnation, ces grandes masses monochromes et colorées, mettent en branle notre imaginaire. Une fois activé, ce dernier tente de reconstituer un récit, comme s’il s’agissait de reprendre le fil d’une histoire lourde, voire obscure. Dans la série Serendipity, cette impression se traduit sous la forme de paysages nocturnes et de mers énigmatiques ; ils ont cela de terrifiant et de magnifique qu’ils permettent une scission d’état, une « nouvelle chance » placée hors des jugements communs. Sans franchir le passage à l’abstraction, ce travail est néanmoins source de recomposition abstraite. Assurément, l’objet n’est pas issu d’une lente décantation du réel car il apparaît en creux de notre lecture et fait référence à quelque chose qui, comme l’étudiait Barthes, « a été ». Le « non-objet » est dès lors également à évacuer. Pour le dire autrement, ces papiers portent en eux la trace de leur propre condition. Aujourd’hui, il est difficile d’appliquer une grille analytique à ces travaux ; ils ne s’inscrivent pas dans les schèmes de l’histoire de l’art car l’illusion l’emporte sur la raison. Ni figurative, ni abstraite, cette série est dans l’entre-deux, elle ne tend pas à toucher au vrai, au faux, au bien ou au mal, mais plutôt à ouvrir une troisième voie : celle de l’existence.

 

Volontairement, l’artiste laisse la place belle au hasard même si le traitement infligé à ses œuvres relève plus du protocole que de la découverte — le résultat est à chaque fois inédit. Dans le registre formel, ses papiers froissés, gondolés et droits puisent ça et là dans les répertoires de la photographie, de la sculpture et de la peinture. En effet, comme un sculpteur, Benjamin Ottoz travaille sa matière — différents types de papiers — à même le corps ; il froisse et plie avec force pour donner l’impression de grands drapés. À l’aide d’un pistolet à peinture, il crée des variations de matière, des rendus contrastés, saturés, irisés ; l’artiste charge ses papiers d’un chromatisme symbolique. Enfin, comme le photographe passe d’un bain à un autre, Ottoz passe à l’eau et imbibe ses sculptures de papiers pour calmer le bruit, rétablir par le marouflage l’ordre des choses ; il revient, par ce phénomène d’absorption, à l’état initial, la surface plane. La pérennité de ce principe est garantie parce qu’il n’y a, à ce jour, pas d’équivalent. Cet espace sombre dans la lumière, d’une nature artificielle, permet à lui seul de se concentrer sur l’essentiel, à savoir l’histoire matérielle. L’intérêt de ce processus est de passer des volumes aux surfaces planes, de la pluridisciplinarité à la confrontation. À l’aide des bavures et des marges, l’artiste laisse des stigmates de cette violence passagère. Dans le même esprit, un jeu sur le pouvoir évocateur diffère à mesure que les formats et les couleurs varient ; les choix, comme les récits, sont infinis.

 

Cet intérêt pour la forme synthétique trouve ses premiers germes en 2009, dans les travaux réalisés à l’École supérieure des Beaux-Arts de Nantes ainsi qu’à l’Université de Lille 3. Sur place, Benjamin Ottoz s’interrogeait déjà sur les processus techniques, la forme dogmatique, l’impérialisme des disciplines. En quelque sorte, Serendipity est une synthèse de ces apprentissages : un horizon latent, une œuvre claire sans ordonnance. À travers la pratique de l’exposition et plusieurs résidences, de Nantes à Lille, de Paris à Bruxelles, le discours se complexifie. À titre d’exemple, des travaux plus récents comme In Situ ou Cosmos viennent compléter ce besoin de révéler par l’ambiguïté. En évoluant mais en restant fidèle au principe de base, sa recherche aborde un jeu de perméabilité, d’interaction et de décloisonnement entre le public et l’espace de monstration. Ottoz défend en ce sens l’opposition de l’en-soi et des apparences, il évacue les repères plastiques pour passer du bruit au silence.

 

 

Ruminations / Julie Crenn

revue d'art contemporain 50° Nord #4, 2013

 

 

En septembre 2012, Benjamin Ottoz intègre un Atelier-Projet de la malterie (Lille) afin de développer une proposition pour le musée La Piscine à Roubaix. L’objectif de l’Atelier-Projet est d’accompagner les artistes de la région dans leur besoin ponctuel d'espace de travail pour la réalisation d’un projet comme une œuvre ou une exposition. Parce que l’artiste avait un projet d’exposition personnelle, un dialogue entre les deux lieux s’est établi. Hiérarchie présente une installation formée de trois pièces pensée en fonction du site, de son histoire et du contexte local.

 

Espace-entre

 

La pratique artistique de Benjamin Ottoz s’appuie sur le concept de l’espace-entre. Ce dernier est notamment apparu au cours des années 1990 dans les écrits des théoriciens postmodernes et plus particulièrement des auteurs inscrits dans le développement des théories postcoloniales. Ce sont d’ailleurs les ouvrages d’Homi K. Bhabha qui l’ont le mieux défini : « Ces espaces "entre-deux" offrent un terrain pour élaborer des stratégies d‘individualité et de représentations communes initiant des signes nouveaux de la différence culturelle et des sites innovateurs de collaboration et de contestation. »(1) Il s’agit alors d’observer, de manipuler et de questionner les interstices de nos histoires, de nos sociétés, de nos contextes sociaux, politiques, économiques, pour ouvrir de nouveaux territoires, de nouvelles relations, ainsi que des décrochages théoriques et plastiques. Des espaces alternatifs où la critique et la réflexion puissent être percutantes et troublantes. L’artiste s’approprie le concept tout en lui apportant une nouvelle dynamique et une optique sensible. Il explique : « L'espace entre est une intuition, un état de l’œuvre que je cherche. Il s'agit de mettre en avant ce qui articule ce qui connecte, une volonté dialectique des œuvres, des artistes. L'espace-entre est aussi l'endroit immatériel où surgit une pensée faite de formes, d’images, qui n'est pas exactement un langage mais qui veut entamer, tenter un dialogue. J'entends une volonté polysémique, hybride et dialectique de l'œuvre et de l'auteur, une certaine maîtrise du flux sémantique qui émane, qui transpire nécessairement de tout artefact. »(2)

Le postulat de l’espace-entre implique un décloisonnement du rapport à l’œuvre. En ce sens, l’artiste ne s’astreint pas à une technique ou à un medium particulier, bien au contraire, ses projets convoquent chaque fois un nouveau format. Il utilise aussi bien le dessin, la peinture, la sculpture, la photographie ou encore l’installation. Une diversité qu’il met au service d’une lecture critique de notre relation ordinaire aux modes de représentations : ce qu’ils nous montrent, nous disent, nous taisent, nous mentent, nous vendent, nous (dés)informent, nous apprennent, nous manipulent. Leurs fonctions sont infinies et il est aujourd’hui difficile d’en décrypter le flux permanent. Nous en sommes chaque jour inondés, à la surface de nos écrans bien sûr (ordinateurs, téléphones, tablettes, les images sont mobiles, transportables, jetables), mais aussi sur les pages de nos journaux, des magazines, sur les écrans plasma dans le métro, sur des panneaux le long des routes, sur les murs dans la rue. Tous les types d’affichages et de supports véhiculent ce flux que Benjamin Ottoz examine avec attention et défiance.

 

Trahison des images

 

En 2008, il débute une série de dessins réalisés sur un grand Paravent noir. « Un objet hybride, entre le tableau noir d’école, le paravent, le retable. Un objet mobile qui accueille des images d’archives en noir et blanc. » Plié et déplié dans l’espace d’exposition, sa surface est recouverte de peinture noire à tableau, sur laquelle Benjamin Ottoz dessine, efface et redessine à la craie. Il y reproduit des visuels d’archives récoltés dans des livres, des journaux ou bien sur Internet. Une dialectique est instaurée entre les deux faces du paravent. Par exemple, Paravent n°3 (« Loup pour l’Homme » - 2009) représente d’un côté un loup hurlant à la lune, image kitsch par excellence ; de l’autre, la célèbre photographie de Neil Armstrong venant de planter le drapeau américain dans le sol lunaire. Les deux scènes dialoguent de manière absurde. Les dessins sont fragiles, éphémères, le tableau est effacé puis réactivé à l’image de l’Histoire dont le récit n’est pas figé, fixé. Avec une même perspective, il réalise Le Cours de l’expérience (2011), une sculpture qui se déploie dans l’espace. Il s’agit de sept répliques de graphiques en bois. « Un mode de représentation qui travaille à partir du réel, on parle d’indices statistiques, de chiffres qui partent d’une enquête scientifique, qui veulent coller au réel et en rendre compte. » Ces derniers ont été générés selon des calculs, des statistiques et des chiffres provenant de contextes séparés : soldats américains morts en Irak entre 2003 et 2008, chômeurs en France entre 1999 et 2009, côtes des artistes Joseph Beuys et Frank Stella ou encore indice de « bien être subjectif » en Allemagne entre 1975 et 2005. Les individus sont devenus des chiffres, des graphiques aux formes abruptes, des moyennes, des arguments économiques, politiques et commerciaux. Les graphiques sont en bois, un matériau doté d’un caractère physique, « il possède un dessin propre, organique, qui témoigne d’une durée, d’une temporalité. »(3) S’il ne faut pas oublier qu’il est une matière première subissant un cours boursier et un coût écologique désastreux, le bois est aussi un matériau naturel, organique, familier, doté d’un caractère rassurant.

 

L’artiste s’attache au caractère trompeur des images, il invite le regardeur à une méfiance et à une prise de conscience des différentes manipulations que nous pouvons subir quotidiennement. Il réalise une série de huit tissages photographiques intitulée Printemps 2011. Ils sont chacun au format 10x15, un format commun. Au creux de ce format modeste, dix bandes photographiques sont tressées avec quinze autres bandes. Les images figurent de la fumée, des visages, du mouvement, des individus, des foules, des fragments de lieux. La succession de recadrages rend la lecture des images difficile, elles s’entremêlent. Pourtant le titre nous donne un indice, il nous amène vers les révolutions arabes, mais aussi vers des actualités parallèles comme le tsunami au Japon, la catastrophe nucléaire qui en a découlé et le conflit armé en Côte d’Ivoire. L’actualité est tressée, les zones géographiques, les enjeux, les urgences et les contextes sont mélangés. Printemps est une représentation de type ornemental (la technique du tissage nous renvoie à la fabrication d’habitats, de paniers, de couvertures ou encore de vêtements) du marais médiatique dans lequel nous sommes immergés. Des images des points chauds de la planète nous parviennent sur nos écrans, sans véritable analyse, sans vérification des sources, des auteurs, des commanditaires etc. « Les tissages matérialisent une confusion, un chevauchement, il s’agit bien ici d’un espace entre, un espace hybride. Ce sont des objets chimériques traduisant un surplus d’informations dont la lecture est rendue difficile, voire impossible. » À l’immédiateté de l’information et des images précipitées, il répond par la fabrication d’un objet photographique produit grâce à une technique issue des pratiques artisanales. Un déplacement et une résistance sont créés.

 

Hiérarchie

 

C’est justement en créant des déplacements et un système de relations que Benjamin Ottoz va penser l’exposition Hiérarchie pour le musée La Piscine à Roubaix. À la surface de l’eau du bassin, il déploie une installation formée de trois pièces qui dialoguent entre elles. Chacune convoque l’histoire du lieu, son présent, son architecture, son environnement, mais aussi son contexte social et économique. Elles se déclinent en formant à la fois une ligne de perspective dialoguant avec l’espace, mais aussi une vague qui vient s’immiscer dans l’architecture arts déco et un groupe de sculptures de la collection du musée. Ces dernières bordent l’installation, tel un public pétrifié contemplant ce qui se joue devant lui. La lecture de l’œuvre s’opère par rebonds. Shed évoque un flux, une vague aux contours géométriques. L’œuvre est une citation architecturale rappelant les toitures en dents-de-scie qui couvrent les usines. Auparavant, la piscine était au centre d’un complexe industriel textile aujourd’hui disparu, elle avait une vocation hygiéniste puisque les ouvriers venaient s’y laver. Elle faisait donc partie du quotidien des travailleurs. En s’appuyant sur l’histoire sociale et la réalité architecturale du lieu (notamment son style art déco), l’artiste restitue un fragment asymétrique, non fonctionnel et hybride. Il symbolise le lieu de production. Dans l’eau, un buste en cire d’un homme est semi immergé, sa tête est dirigée vers le ciel. Ses yeux sont clos, il semble plongé dans un état trouble où souvenir, douleur, introspection ou mort s’entremêlent. Qui est-il ? Il s’agit de Micha Daniel Métode (son nom est devenu le titre de la pièce), un employé du musée. Les deux hommes ont partagé leurs histoires respectives. Un échange qui a donné lieu à la réalisation d’un moulage de son buste afin de l’inclure dans cette perspective liant une réflexion sur le travail et sur l’histoire du lieu. Avant d’être agent pour le musée, Micha Daniel Métode était artiste musicien, son buste trônant au centre du bassin active un déplacement de statut. D’employé de musée à œuvre d’art, l’artiste propose une troublante évocation d’une possible postérité. Pendant la durée de l’exposition, une double présence est constituée, le visiteur peut à la fois croiser l’homme au travail dans les salles du musée, ainsi que son portrait, l’empreinte de sa présence. Cette coexistence spatio-temporelle entre l’homme et son image incarne également le présent du lieu, sa métamorphose.

 

L’installation se prolonge avec Capital, un amas de petites pyramides en plâtre peintes en noir. L’informe est engendré par l’accumulation d’une forme idéale symbolisant la règle et la norme. La forme triangulaire témoigne de l’organisation hiérarchique instaurée par le monde du travail, elle représente un rapport de domination entre le sommet et la base. Elle induit ainsi une lecture verticale de notre société. L’amas fait évidemment écho aux terrils, aux tas de charbons qui jalonnent les paysages de la région. L’ensemble de l’installation est une réflexion plastique portée sur les variations possibles de la sculpture puisque l’artiste utilise trois techniques : la première s’apparente à la maquette architecturale, la seconde est un moulage en cire (une technique traditionnelle qui résonne avec la collection de sculpture environnante), et la troisième fait appel à une gestuelle plus primitive, proche du collage, de l’assemblage de forme. Hiérarchie est avant tout une relecture d’une chaîne de production rendue absurde. Son fonctionnement se fait par rebonds, en écho à l'histoire du lieu, sa production est alors symbolique et sémantique.

En ce sens, les petites pyramides noires entassées apparaissent comme le produit de Shed (le lieu de production), entre les deux pôles, l’homme aux yeux fermés semble impuissant. L’artiste pose la question du statut de l’homme dans sa propre invention de l’organisation du travail. Il nous parait fragile et accablé, en ce sens l’œuvre peut être comprise comme une évocation des conséquences de la crise industrielle qui a frappé la région au cours des années 1970, et dont le jeu des délocalisations en est l’actuel reflet. Les yeux fermés et la posture affaiblie de l’homme traduisent la violence subie par les ouvriers des usines dont les portes continuent de fermer aujourd’hui. Parce que la production et le profit priment, l’humain est déconsidéré, bafoué et humilié par les rouages d’une mécanique aveugle dont il est à la fois l’auteur et la victime.

 

À travers les différentes propositions de Benjamin Ottoz nous comprenons que le contexte (social, économique, médiatique, géopolitique) joue un rôle moteur dans la réalisation de ses œuvres. Il explique qu’il pratique un art de la rumination, telle qu’elle est énoncée par Friedrich Nietzsche : « Certes, pour élever ainsi la lecture à la hauteur d'un art, il faut posséder avant tout une faculté qu'on a précisément le mieux oublié aujourd'hui […], d’une faculté qui exigerait presque qu’on ait la nature d’une vache et non point en tous les cas, celle d’un ʺhomme moderneʺ : j’entends la faculté de ruminer. »(4) L’artiste croise les références, les contextes et les histoires pour générer des lectures alternatives, relationnelles et polysémiques. Il ouvre des portes, s’imprègne d’un milieu, rumine les références, les images, les histoires pour produire de nouvelles brèches, des « tissages de résonances ». Elles incitent à des prises de conscience et à envisager une situation d’un angle inattendu et souvent troublant.

 

 

(1) BHABHA, Homi K. « Beyond the Pale : Art in the Age of Multicultural Translation ». 1993 Biennial Exhibition. New York : Abrams : Whitney Museum of American Art, 1993, p.63.

(2) Sauf mention contraire, les citations de l’artiste sont toutes extraites de : OTTOZ, Benjamin. « Espace-entre ». Mémoire de Master 1, Etudes et Création des Arts Contemporains, Université Lille 3.

(3) Conversation avec l’artiste, mars 2013.

(4) NIETZSCHE, Friedrich. Généalogie de la Morale. Paris : Flammarion, 1990, p.62. 

 

 

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Dorothée Dupuis 

Catalogue 56° Salon de Montrouge

 

 

 

Si Benjamin Ottoz était un des premiers Chrétiens, il serait sûrement saint Thomas. En effet, il fait preuve d'un scepticisme profond quant à la nature des images et leur projet politique. Ses premières œuvres interrogent ce statut mensonger à l'aide d'hybridations de la forme tableau (la peinture, la première des images), avec d'autres éléments symboliques suggérant la violence (la meurtrière), le trouble (la dentelle) et les limites (les lignes d'un panneau de basket).

 

Il interroge ensuite le statut de l'image photographique dans d'autres œuvres, où ce sont cette fois-ci des procédés illusionnistes qui se chargent de mettre en doute ce statut : ainsi ces photos de foule, rephotographiées avec un objectif macroscopique et une très faible profondeur de champ, redonnent le temps d'un instant à l'image imprimée - plate - un simulacre de vie.

 

Avec Corner Idol, c'est le contraire : une mise en scène tautologique, renvoyant platement dos à dos l'image faite et le faiseur d'image, démystifie complètement une pauvre pin-up japonaise, renvoyée à son maigre statut de sujet de papier (et de surcroît littéralement mise au coin par le titre). Les dernières œuvres semblent s'enrichir d'un propos plus politique.

 

Il pense alors à statufier les courbes statistiques, égéries fluctuantes de la sphère médiatique (indice de bien-être subjectif, chiffres du chômage, cote d'artistes...), ou bien il tresse ensemble des images d'actualités (AFP) mais qui par leur entrelacs se dissimulent, tout en se révélant, parfois dans la violence de ce qu'elles représentent, et dans un propos cynique sur leur possible devenir décoratif.

Une œuvre, qui synthétiserait le travail de ce jeune plasticien, est une structure composée de grands panneaux de bois de tailles hétérogènes articulés par des charnières, et recouverte recto verso de peinture pour tableau noir.

 

Cette sculpture, objet mobile et hybride situé entre le retable, le paravent et le tableau d'école, sert ensuite de support à des images de grande taille reproduites à la craie. Kitsch ou historiques, issues d'archives diverses, les images choisies par Benjamin Ottoz gagnent en monumentalité ce qu'elles perdent en fixité, leur procédé de fabrication les condamnant à s'effacer, à disparaître au fur et à mesure de leur exposition.

 

Moins lisibles, recadrées, mises en scène selon des points de vue contradictoires (comme dans Corner Idol), dans une confrontation aléatoire, elles sont alors à réinterpréter, à voir dans un nouveau rapport à la fois dialectique, poétique et politique.

 

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